Les Ongles d’Holterling – « Est-il fou, ou bien fait-il semblant ? » (Ni / Citrouillage du Prince)

 « On est un peu mal à l’aise quand on entend rapporter qu’à Weimar, au cours d’une soirée  chez Goethe à laquelle Schiller assistait, un certain Voss – le fils du traducteur attitré et pompeux d’Homère – avait selon ses propres dires, « régalé ses hôtes en lisant à voix haute et en tournant en ridicule la traduction d’Hölderlin… Ce Hölderlin est-il fou, ou bien fait-il semblant? » Schiller avait ri aux larmes. » (Pierre Bertaux, Hölderlin ou le temps d’un poète, p. 282-283)

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Pontcerq, en ce début d’année, publie deux livres, apparemment sans rapports l’un avec l’autre, sinon que chacun d’eux (comme on va lire ci-dessous) a visiblement un peu de mal à savoir « combien » il est… Même pris seul.
Dans ces deux livres aussi, il est question de traduire, d’une certaine façon… qui ne plaît pas toujours (à Schiller, à d’autres).

1) Dominique Meens, Ni, Pontcerq, 2020.
(204 pages, 130 x 200 mm, 19,50 euros. ISBN : 978-2-919648-27-6. Avec six planches de Michael McGriff)

« Ceci est un livre avec un autre livre dedans. Vous ouvrez Ni, le livre de Dominique Meens, et vous trouvez Toupies de Ni, l’autre livre dedans, de Léon Constantin Brahms, qui doit être un proche. Ce livre dedans ouvert, vous tombez sur une basse-cour. Dans cette basse-cour il y a des poules traductrices, des dindons philosophes, et soi-disant des oies. Il y a même des canards-moines qui barbotent dans une mare. Les oreilles les plus fines y entendront le Пеночка-весничка  diriger cette sorte de printemps à la baguette. Un pouillot donc, mais aussi un Romain qui parle grec, un très-grand pic mexicain et beaucoup d’autres : il doit y avoir une volière dans cette basse-cour. Au centre trône Ni, le maître supposé des lieux, qui nie tout. Que veut dire Ni ? Vous le saurez car c’est écrit, une fois ces deux livres refermés d’un seul coup. » [voir ici]

Ni contient (entre de nombreuses autres choses) de très impressionnantes traductions neuves d’Elien, Romain parlant grec – textes qu’on trouvera dispersés sous la rubrique « Ce qu’on dit à l’Impératrice à propos d’oiseaux ». Ce traducteur (nommé Brahms dans Ni) est-il fou ou fait-il semblant ?

Le livre peut être commandé partout en librairie – et il est disponible de manière sûre chez nos libraires amis, par exemple pour Paris, à la librairie Texture (94, avenue Jean Jaurès, 19e), à la librairie L’Atelier (2 bis, rue du Jourdain, 20e), à la librairie Michèle Ignazi (17, rue de Jouy, 4e). Et spécialement à la librairie McGriffs dans la rue Caulaincourt (18e), là :

                                              

2) Pontcerq/Holtz, Citrouillage (imminent) du prince, Pontcerq, 2020.
(9 pages, 150 x 205 mm. 2,70 euros. ISBN : 978-2-919648-29-0)

        

Ce livre est, en son apparence même, étonnant : il ne compte que deux pages – un grand recto et un grand verso (de même taille). Ou bien même, à y regarder mieux : il ne compte plus exactement que zéro page si l’on compte ce recto et ce verso comme étant la couverture. Car le livre une fois déplié n’est que sa propre couverture (umgestülpt). Il ressemble alors à une affiche, en est une ?, et en cela suit un précepte proposé par Walter Benjamin : contre le geste prétentieux et universel du livre, tenter celui de l’affiche – adapté par ce qu’il a de prompt à l’urgence de l’époque – qu’après tout il nous faut bien nous aussi, éditeurs, libraires, tâcher de prendre au sérieux de quelque manière !…

Mais regardons-y mieux encore : pliée d’une certaine façon (trois fois, c’est-à-dire : pliée en huit), l’affiche devient un livre qui a pour titre « Citrouillage (imminent) du prince » et qui contient le texte de l’Apocoloquintose (l’admirable satire signée Sénèque) : cela fait une couverture, deux pages et une quatrième (1+2+1). Mais voilà que plié au rebours (retroussé, noch einmal umgestüplt, hop !), l’ensemble devient aussitôt un second livre, inversé – intitulé celui-là « Tapisserie de l’Apocoloquintose« , et qui en apparaissant a fait magiquement disparaître l’autre*… Or une fois apparu, ce second livre à vrai dire contient tout autre chose : n’empêche qu’à celui-là aussi on trouvera une couverture et deux pages, plus une quatrième. Ce qui fait : quatre et quatre huit plus un (l’affiche elle-même, non ?), soit neuf pages en tout (total impair annoncé par nous depuis longtemps, et qu’aucun libraire, aucun distributeur ni diffuseur, n’a jamais voulu croire encore – avant de voir…). Car, magie peut-être, mais comptons : 4+4+1 ! Le tout est à comprendre comme la transformation en affiche de L’Apocoloquintose, livre publié par les éditions Pontcerq en mai 2019 [voir ici]. Le livre rejoint le mur, la rue.

[*Sur ces mouvements magiques d’umstülpe, voir ce qu’écrivit W. Benjamin à propos de ses chaussettes retroussées, au fond de la grande armoire obscure, dans Enfance berlinoise.]

Rousseau, traducteur de Tacite et de Sénèque, écrit dans les Confessions : « À force de temps et d’exercice je suis parvenu à lire assez couramment les auteurs latins, mais jamais à pouvoir ni parler ni écrire dans cette langue ». Le 27 février 1757, déclinant l’offre d’une place de bibliothécaire à Genève, il avoue : « Je ne sais point le grec, très peu le latin. » Tant il y a de façons différentes de ne pas savoir le latin et le grec : par exemple la façon de Schiller – qui les savait très bien.
 

                                                        « C’est sur cette table qu’il frappait du poing quand il se disputait avec ses pensées. Si jamais je dois déménager, je l’emporterai, cette table. »
Lotte Zimmer, à propos de la table de Fr. Hölderlin à Tubingue

 

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Par ailleurs, nous avons le plaisir d’annoncer que Jean-Michel Gouvard parlera de son livre Le Nautilus en bouteille. Une lecture de Jules Verne à la lumière de Walter Benjamin (Pontcerq, 2019, [voir ici]), à l’invitation du CERIEL (Centre d’Études sur les Représentations : Idées, Esthétique, Littérature) de l’Université de Strasbourg, dans le cadre du séminaire « ÊTRE CONTEMPORAIN(S) ».

Cette conférence aura lieu : le 13 février 2020, à 18 heures, en salle 409 de l’UFR de Lettres (Institut de Littérature Comparée – Université de Strasbourg ; 14, rue Descartes).

                                             

« À quoi est dû le succès de Jules Verne ? La réponse à cette question conduit le plus souvent à lui reconnaître des qualités littéraires qui ne lui ont été attribuées que rétrospectivement, après la Seconde Guerre mondiale, ce qui soulève un sérieux problème épistémologique. M’inscrivant dans la lignée des travaux de Walter Benjamin, que je cherche néanmoins à renouveler et à prolonger, je propose une tout autre explication du « phénomène Jules Verne ». Si l’auteur des Voyages extraordinaires a connu un incontestable succès populaire tout au long du XXe siècle, c’est parce qu’il a su inscrire dans son univers romanesque ce que j’appelle, en reprenant un concept de Benjamin, « le rêve collectif » propre non seulement au Second Empire et à la Belle Époque, mais à la société moderne et industrielle dans son ensemble. C’est à identifier ce « rêve » et les modalités selon lesquelles il s’incarne dans l’œuvre de Verne, par les motifs qu’il choisit et par les procédés qu’il invente, que sera consacrée cette conférence. » (J.-M. Gouvard)
 

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Bonne continuation aux libraires sur le front libraire, et aux autres sur le leur.

Bien amicalement à tous et à toutes, et plébifugue.

Pontcerq.
Le 12 février 2020

PS.

« Le pauvre Holterling a été transporté ce matin pour être remis à ses parens. Il a fait tous ses efforts pour se jeter hors de la Voiture, mais l’homme qui devoit avoir soin de lui le repoussa en arrière. Holterling crioit que des Harschierer l’amenaient, et faisoit de nouveaux efforts et grata cet homme, au point, avec ses Ongles d’une longueur énorme, qu’il étoit tout en sang. » (La landgrave de Hesse-Hombourg, à sa fille Marianne, en français, septembre 1806 ; lettre citée par P. Bertaux, op. cit., p. 313)

                                                          
Ludovic Bablon, poète, est à nouveau (après avoir déjà purgé cinq mois de prison pour un poème, dans des conditions d’incarcération difficiles) soumis à des tracasseries judiciaires sérieuses ; celles-ci ont maintenant pour conséquence très immédiate (au-delà de l’intimidation) de l’empêcher de poursuivre ses travaux : la justice refusant de lui restituer ses manuscrits, disques durs et clefs où se trouvent ses notes, esquisses, journaux, plans. La violence qui s’exerce sur Bablon, poète, depuis de très longs mois, comme sur de nombreux autres gilets jaunes, par d’autres moyens ou les mêmes, est immense et hors de toute proportion avec ce qui est reproché, même par la justice.
Nous, petits producteurs de livres, affichons notre soutien à Ludovic Bablon. Que la justice lui rende ses manuscrits et papiers sous quelque forme.