Metz-couverture
Quelques remarques concernant Bach (martelées) – A partir de motifs pris à sa vie.
Frédéric Metz
62 pages
ISBN 978-2-919648-28-3
Parution : 13 mars 2020 - disponible
Prix : 6 euros

Recensions :

Jean-Claude Leroy, « Frédéric Metz, maître en partitions autant qu’en scrupules », Médiapart, 15 juin 2020. [Lire l’article]

Jean-Pierre Léonardini, « De Büchner à Bach en passant par Metz », L’Humanité, 15 mars 2021. [Lire l’article]

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Ce petit livre fait partie d’un groupe de trois ayant pour objet la vision, chacun prenant pour l’affronter une forme différente. Celui-ci a l’apparence d’un récit fabriqué et traditionnel, sous-titré « sotie ». « Tout le péché d’aveuglement, comme toute la vertu de la clairvoyance appartenant de plein droit au voir – à l’œil de l’homme… » C’est le sens de cette phrase d’Althusser, son exergue, qu’il cherche à expliciter en particulier, mais en plaçant très bas sa focale : sur la perception même – bien en deçà, d’abord, des problématiques ouvertement théoriques et politiques ; dans des situations de la perception la plus quotidienne. Une jeune fille allemande de vingt ans, dans l’église de Lübeck où joua Buxtehude quand Bach vint à pied l’entendre, depuis la Thuringe, est persuadée que cet orgue du transept qu’on lui a montré enfant au cours d’une sortie scolaire est le plus grand d’Europe : qu’implique et décide pour sa perception et son avenir ce savoir le plus simple ?

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« Remarque sur la bévue à l’occasion de la sortie d’un Bach »

[ Pontcerq, mars 2020 ]

Louis Althusser explique quelque part qu’il y a une manière un peu courte, et pourtant répandue d’envisager ce que c’est que de « ne pas voir » ce qu’on devrait voir et même, puisqu’on l’a exactement sous les yeux, devrait voir très distinctement. Cette manière courte d’envisager la « bévue » consiste à la dire produite par des distractions, par des absences, de qui observe. Par exemple, de Smith ou de Dupont, qui n’a pas vu telle ou telle chose, on dira : « il n’a pas vu ce qu’il avait pourtant sous les yeux, il n’a pas saisi ce qu’il avait pourtant sous la main (1). » On ramène la bévue, aussi grosse soit-elle (comme est grosse la bévue de ce Smith, de ce Dupont) à une « défaillance psychologique du « voir » » (ibid., p. 11). Althusser estime qu’on ne peut s’en tirer à si bon compte : car « ce que Smith n’a pas vu était bel et bien visible, et c’est parce qu’il était visible, que Smith n’a pas pu ne pas le voir » ; et qu’un autre le verra. Alors, « nous sommes au rouet », dit Althusser : nous voilà « retombés dans le mythe spéculaire de la connaissance comme vision d’un objet donné, ou lecture d’un texte établi, qui ne sont jamais que la transparence même, – tout le péché d’aveuglement, comme toute la vertu de la clairvoyance appartenant de plein droit au voir, – à l’œil de l’homme » (p. 11). Et là-contre Althusser envisage une autre manière de penser le « ne pas voir », le « mal voir », la « bévue » : une manière où « la bévue porte non plus sur l’objet, mais sur la vue même ». Et « le ne pas voir est alors intérieur au voir, il est une forme du voir, donc dans un rapport nécessaire avec le voir » ; « Comprendre cette identité nécessaire et paradoxale du non-voir et du voir dans le voir même, c’est très exactement poser notre problème (celui de la relation nécessaire qui unit le visible et l’invisible) » (p. 14) Et c’est comprendre que l’invisible est d’abord « l’œil aveuglé » de la théorie même, quand celle-ci « traverse sans les voir ses non-objets, ses non-problèmes, pour ne pas les regarder. » (p. 20) / «  Ce qui est donc en balance dans cet événement instable d’apparence locale, c’est une possible révolution de l’ancienne théorie, donc de l’ancienne problématique dans sa totalité (2). » (p. 19)

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« Bach superpose des éléments constants (ton unique, carrures, ostinato – avec de légères modifications, harmonie sous-entendue) à des éléments variables (figures rythmiques, voix accompagnantes, polyphonie plus ou moins dense, accélération dynamique, de la noire au triolet de doubles croches). L’habileté du thème est particulièrement manifeste dans la « dissolution » du thème (var. 15 et 16), dans le voyage du thème aux différentes voix, dans le mélange des styles (arpèges italiens/var. 16,  » Harpègement » français, var. 17) et surtout dans l’extraordinaire progression psychologique de l’œuvre (Georges Guillard, J.-S. Bach et l’orgue, PUF, 1986, p. 92) / « Ecrite pendant la gestation de l’Orgelbüchlein, elle constitue vraiment le chef-d’œuvre attestant de la maîtrise du jeune Bach. S’il a pu s’inspirer de beaux modèles antérieurs (Pachelbel, Buxtehude), « ce n’est qu’en lui-même qu’il a puisé la force confondante de cet ouvrage ainsi que l’idée de la fugue finale » (O. Alain). Ouvrage qui aura une belle postérité : […] A. Berg (1er acte de Wozzeck), etc. Le thème […] élargit en 8 mes. un thème de 4 mes., peut-être d’origine grégorienne, de A. Raison en son Trio en forme de Passacaille, Christe de la Messe du 2e ton (1er Livre, 1688). La structure a un exceptionnel potentiel musical […]. » (p. 94-95) / « Quant à la fugue, nous ne pouvons nous empêcher de lui trouver une rare violence : comment interpréter autrement cette noire tonalité d’ut mineur, cette fébrilité polyphonique, cette résurgence du thème dans le ton angoissant de fa mineur, cette brutale suspension sur une sixte napolitaine, au bord de l’abîme, ces trilles rageurs aux deux mains, cette pédale torrentielle ? » (p. 96) / « … il s’agit toujours de montrer le multiple que l’on peut tirer de l’unique, le discontinu procédant du continu, le pluriel du singulier. » (Gilles Cantagruel, La rencontre de Lübeck, Desclée de Brouwer, 2003, p. 123) / « Jamais le Même ne sortirait de soi pour se distribuer dans plusieurs « pareils » dans des alternatives cycliques, s’il n’y avait de la différence se déplaçant dans ces cycles et se déguisant dans ce même, rendant la répétition impérative, mais n’en livrant que le nu sous les yeux de l’observateur externe, qui croit que les variantes ne sont pas l’essentiel et modifient peu à peu ce que, pourtant, elles constituent du dedans. » (Gilles Deleuze, Différence et répétition, PUF, 1968, p. 370) / « Pourtant rien ne se perd, chaque série n’existant que par le retour des autres. Tout est devenu simulacre. Car, par simulacre, nous ne devons pas entendre une simple imitation, mais plutôt l’acte par lequel l’idée même d’un modèle ou d’une position privilégiée se trouve contestée, renversée. Le simulacre est l’instance qui comprend une différence en soi, comme (au moins) deux séries divergentes sur lesquelles il joue, toute ressemblance abolie, sans qu’on puisse dès lors indiquer l’existence d’un original et d’une copie. » (p. 95) : « La répétition est vraiment ce qui se déguise en se constituant, ce qui ne se constitue qu’en se déguisant. » / « il n’y a pas de premier terme qui soit répété » / « Il n’y a pas de répétition nue qui puisse être inférée du déguisement lui-même. La même chose est déguisante et déguisée. » (p. 28)

(1) Cf. Lire le Capital, PUF, p. 10.

(2) « L’inconscient du discours de Smith, comme le dit Althusser, n’est pas un « ne pas voir » individuel, mais un « ne pas voir » systématique de l’objet […], qui depuis l’intérieur du dispositif théorique […] n’est pas visible. » (Ingo Kramer, in Marc Berdet et Thomas Ebke (dir), Anthropologischer Materialismus und Materialismus der Begegnung, Berlin, Xenomoi Verlag, 2014, p. 533)